en équilibre

nous sommes là en équilibre
cherchant à faire rêver
à effrayer
à rendre envieux de notre jeunesse
de notre beauté
notre monde est là entre ciel et terre
bien au-delà de toutes frontières

avec elles, avec eux


Sois pluriel comme l’univers.
Pessoa in Fragments d'un voyage immobile


Vous êtes les résidus d’un âge fabuleux. Vous revenez de très loin.
Vos ancêtres mangeaient du verre pilé, du feu, ils charmaient des serpents, des colombes,,
ils jonglaient avec des œufs, ils faisaient converser un concile de chevaux.
Vous n’êtes pas prêts pour notre monde et sa logique. (…) 

J. Genet in Le Funambule
ed. Gallimard

*
« La Mort - la Mort dont je te parle - n'est pas celle qui suivra ta chute, mais celle qui précède ton apparition sur le fil. C'est avant de l'escalader que tu meurs. Celui qui dansera sera mort - décidé à toutes les beautés, capable de toutes. Quand tu apparaîtras [...] une pâleur va te recouvrir. Malgré ton fard et tes paillettes tu seras blême, ton âme livide. C'est alors que ta précision sera parfaite. Plus rien ne te rattachant au sol, tu pourras danser sans tomber. Mais veille de mourir avant que d'apparaître, et qu'un mort danse sur le fil.

Et ta blessure, où est-elle? [...]

C'est dans cette blessure - inguérissable puisqu'elle est lui-même - et dans cette solitude qu'il doit se précipiter, c'est là qu'il pourra découvrir la force, l'audace et l'adresse nécessaires à son art.

J. Genet in Le Funambule
ed. Gallimard

*
 
La rue est pleine de fantômes qui font semblant semblant de quoi la rue est pleine de rumeurs de rognures de clameurs de murs de malheurs la rue est peine de mannequins bourrés de silence
Je marche dans la rue je demande le pain et l’heure je demande le lieu la formule je demande la clé et les champs. Ils se taisent comme des morts
La rue est pleine de cadavres à ras bord je demande le sud je demande le nord ils se taisent comme des planches pourries ils se taisent comme des serrures je demande la vie la bonne aventure
Je demande la lumière et le cri de l’hermine dans les miroirs ils se taisent comme des coupables. La rue est pleine de ruines les ruines sont pleines d’agonies ils se taisent comme la nuit ils se taisent comme le bruit je demande un chemin praticable je demande l’étoile et la rose de sable je demande les lèvres et les seins surtout la fourrure des sexes à la mesure de ma main ils se taisent comme des avortements nocturnes ils se taisent comme des assassins comme des peuples qui vont aux urnes à la lumière des chiens.

André LAUDE in Comme une blessure rapprochée du soleil
ed. La pensée sauvage
 


Il fait un temps de poème
(à James)

l'après-midi flambe à travers la fenêtre
à l'heure de la sieste
il est interdit de parler au poète
do not disturb
because je fais l'amour avec des mots
derrière la porte
et dans mon lit

il ne faut pas déranger le poète
il n'y a pas de réponse au N° que vous avez composé
je m'absente du monde momentanément
je laisse la misère de côté
le temps de me dire
pousse la porte du pied
prends ton pied

il est interdit de parler au poète
jusqu'au mois d'août
because je suis in the bed
avec des mots
des mots sans pieds ni tête
des mots aboiements de lune aux chiens
des mots frissons d'iguanes éblouis par des roses
des mots tuiles qui nous tombent sur la tête
car je ne sais pas jouer la comédie
des mots sables mouvants
des mots clous de crucifixion
et de Pâques rescussitées
des mots flagellations sur des cuisses dénudées
des mots promissions
des mots Place de l'Opéra
ou Place St_Pierre
ou Place où tu voudras
between Brooklyn and Africa

il est interdit de disturb le poète
je n'y suis pour personne
quand les mots courent dans ma tête
et marchent dans mon sang
trois petits tours et puis s'en vont
attendez la fin de l'été

il fait un temps à mettre un poème à la rue


Michèle Voltaire Marcelin 
ed. Bruno Doucey




Qu’est-ce qu’un visage
sans identité
sans nom
un visage qui n’est un visage
que par ressemblance avec
un visage

une simple face
posée sur rien
quelqu’un est là
qui n’est pas quelqu’un
qui n’est pas personne


Bernard Noël
in Extrait du corps, ed. Poésie / Gallimard




    
"Ô vous qui savez
saviez vous que la faim fait briller les yeux
que la soif les ternit
Ô vous qui savez
saviez vous qu'on peut voir sa mère morte
et rester sans larmes
Ô vous qui savez
saviez vous que le matin on veut mourir
que le soir on a peur
Ô vous qui savez
saviez vous qu'un jour est plus qu'une année
une minute plus qu'une vie
Ô vous qui savez
saviez vous que les jambes sont plus vulnérables
que les yeux
les nerfs plus durs que les os
le cœur plus solide que l'acier
saviez vous que les pierres du chemin
ne pleurent pas
qu'il n'y a qu'un mot pour l'épouvante
qu'un mot pour l'angoisse
Saviez que la souffrance n'a pas de limite
l'horreur pas de frontières
Le saviez vous
Vous qui savez."

Charlotte Delbo
• 

 Dans la rue

Ils sont tous nés
C’est ça que je me dis.
Et je me le répète.
Ils sont tous nés.
Et je marche parmi eux.
Pion blanc sur une case noire.

Maïa Brami
in Pour qu'il advienne, ed. Caractères




Le mort N° 18 

L’oliveraie était verte, autrefois.
Etait… Et le ciel,
Une forêt bleue… Etait, mon amour.
Qu’est ce qui l’a ainsi changée ce soir ?           

. . . . . .
Ils ont stoppé le camion des ouvriers à un tournant.
Calmes,
Ils nous ont placés face à l’Est… Calmes.

. . . . . .
Mon cœur était un oiseau bleu, autrefois… Ô nid de
 mon amour.
Et tes mouchoirs étaient chez moi, blancs. Etaient, mon
 amour.
Qu’est ce qui les a souillés ce soir ?
Je ne sais, mon amour !


. . .
Ils ont stoppé le camion des ouvriers au milieu du chemin.
Calmes,
Ils nous ont placés face à l’Est… Calmes.


. . . . . .
Je te donnerai tout.
L’ombre et la lumière,
L’anneau des noces et tout ce que tu désires,
Un jardin d’oliviers et de figuiers,
Et la nuit, je te rendrai visite, comme à l’accoutumée.
J’entrerai, en rêve, par la fenêtre… et je te lancerai une fleur de sambac.
Et ne m’en veux pas si j’ai quelque retard.
C’est qu’ils m’auront arrêté.


. . . . . .
L’oliveraie était toujours verte.
Etait, mon amour.
Cinquante victimes
L’ont changé en bassin rouge au couchant… Cinquante victimes,
Mon amour… Ne m’en veux pas…
Ils m’ont tué… Tué
Et tué…



 Mahmoud Darwich
in La terre nous est étroite, ed Poésie / Gallimard